25
Ce soir-là, ils restèrent plus d’une heure et demie à bavarder dans le poulailler. Chacun raconta son histoire, la règle étant de ne rien cacher des étranges événements survenus au cours des dernières semaines. Chaque récit était plus inquiétant que le précédent, et celui de Mike encore davantage que tous les autres réunis, mais personne n’émit le moindre doute ou ne traita qui que ce soit de cinglé.
— Bon, dit Cordie à la fin, maintenant on sait tous ce qui est arrivé aux autres. Quelqu’un a zigouillé mon frère et votre copain, et il essaie aussi de nous avoir tous. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Ils répondirent tous en même temps, mais Kevin posa une bonne question :
— Comment ça se fait qu’aucun d’entre vous n’en ait parlé à ses parents ?
— Moi, j’ai dit à ton père qu’il y avait quelque chose de monstrueux dans notre sous-sol, répondit Dale.
— Il a trouvé un cadavre de chat.
— Je le sais bien, mais ce n’est pas ce que j’ai vu !
— Je te crois, mais pourquoi tu ne lui as pas dit ? Et pourquoi tu n’as pas expliqué à ta mère que tu avais vu Tubby Cooke ? Enfin, son cadavre... Excuse-moi, Cordie.
— Moi aussi, je l’ai vu, dit la fillette.
— Enfin, pourquoi tu n’as rien dit, Dale ? insista Kevin. Et toi, Harlen, pourquoi tu n’as pas montré à Barney et au Dr Staffney la preuve que tu n’avais pas rêvé ?
Jim hésita avant de répondre :
— Je crois que j’ai eu peur de passer pour un fou et de finir à l’asile ! Ça semblait complètement zinzin ! Comme j’ai juste dit que c’était une inconnue, ils m’ont pris au sérieux.
— Ouais, approuva Dale. Je me suis seulement un peu affolé dans notre sous-sol, et ma mère voulait déjà m’envoyer chez le psychologue pour enfants d’Oak Hill ! Alors, qu’est-ce qu’elle aurait fait si je lui avais raconté que...
— Moi, j’en ai parlé à ma mère, interrompit Cordie.
Il y eut un silence dans le poulailler sombre.
— Elle m’a crue, poursuivit-elle. Et le lendemain soir elle aussi elle a vu le cadavre de Tubby se trimbaler dans notre cour.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ? demanda Mike.
Cordie haussa les épaules.
— Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse ? Elle en a parlé au vieux, mais il lui a fichu une claque en lui disant de la fermer. Elle ne laisse plus sortir les petits le soir et elle barricade les portes. Qu’est-ce qu’elle peut faire de plus ? Elle croit que le fantôme de Tubby essaie de nous rejoindre. Maman a vécu dans le Sud étant petite, elle a entendu un tas d’histoires de nègres sur les revenants.
L’expression « histoire de nègres » fit un peu sourciller Dale. Il y eut un nouveau silence, puis Harlen remarqua :
— Regarde, O’Rourke, tu en as parlé à un adulte. Faut voir le résultat !
Mike soupira.
— Au moins, le père Cavanaugh sait ce qui se passe...
— Oui, s’il ne meurt pas rongé de l’intérieur par tous ces vers !
— Ta gueule !
Mike se leva et fit quelques pas dans le poulailler avant d’ajouter :
— Je vois ce que vous voulez dire... Mon père m’a cru quand je lui ai dit qu’il y avait un type qui nous espionnait par la fenêtre. Mais si maintenant je lui disais que c’est un ex-petit ami de Memo tout droit sorti du cimetière, il penserait que je suis tombé sur la tête et il ne me croirait plus.
— Alors, il nous faut des preuves, déclara Lawrence.
Tous les regards se tournèrent en direction du petit garçon qui, après avoir décrit la créature sortie du placard et disparue sous son lit, avait écouté les autres sans souffler mot.
— Qu’est-ce qu’on sait, en fin de compte ? demanda Kevin de sa voix doctorale.
— Que tu es un enfoiré ! répliqua Harlen.
— Ta gueule, Harlen, il a raison, intervint Mike. Voyons contre qui on se bat ?
— Contre ton soldat, commença Dale. A moins que tu ne l’aies tué avec ton eau sainte.
— De l’eau bénite. Peuh... il n’est pas mort... je veux dire pas anéanti. Ça se voyait bien. Il est encore là à rôder quelque part.
Mike regarda par la fenêtre en direction de sa maison.
— Tout va bien, dit doucement Dale, ta mère et tes sœurs ne sont pas encore couchées, ta grand-mère n’a rien à craindre.
Mike acquiesça.
— Bon, d’accord, contre le soldat, dit-il.
— Et contre cette ordure de Roon, ajouta Cordie.
— Tu es sûre que Roon est de la partie ? demanda Harlen du fond du sofa.
— Ouais.
Il n’y avait pas à discuter.
— Le soldat et Roon, reprit Mike. Qui d’autre ?
— Van Syke, répondit Dale. Duane était presque sûr que c’était lui qui avait essayé de l’écraser avec le camion.
— Peut-être que c’est lui qui l’a eu, cette nuit-là, suggéra Harlen.
Dale eut un reniflement attristé.
— Roon, le soldat, Van Syke, reprit Mike. Et puis ?
— La mère Faux-Derche et la vieille Duggan, répondit Harlen d’une voix tendue.
— Duggan est plutôt comme Tubby, non ? intervint Kevin. Un... une sorte d’outil qu’ils utilisent. On ne sait pas pour la Fodder...
— Je les ai vues ensemble, insista Harlen.
Mike fit quelques pas avant de déclarer :
— D’accord, la mère Faux-Derche fait partie de cette bande, ou bien elle les aide.
— Quelle différence ? demanda Kevin.
— Ta gueule ! répliqua Mike en continuant son va-et-vient. Nous avons donc le soldat, Van Syke, Roon, la chose qui ressemble à Mme Duggan, la mère Faux-Derche... Qui est-ce qu’on oublie ?
— Terence, murmura Cordie d’une voix à peine audible.
— Qui ça ? demandèrent cinq voix.
— Terence Mulready Cooke. Tubby.
— Juste. Ça fait donc six, récapitula Mike. Qui d’autre ?
— Congden ? proposa Dale.
Mike s’immobilisa.
— Le shérif ou C. J. ?
— Pfeuh ! Peut-être les deux !
— Je ne pense pas, objecta Harlen, du moins en ce qui concerne C. J., il est bien trop bête. Et son vieux traîne avec Van Syke, mais je crois pas qu’il soit impliqué dans ce qui se passe.
— On va tout de même les mettre sur la liste jusqu’à ce qu’on sache. Bon, ça fait au moins sept. Quelques-uns sont humains. D’autres sont...
— ... des morts, des espèces de zombies qu’ils utilisent, continua Dale.
— Seigneur, murmura Harlen. Et si Duane McBride revenait comme Tubby ? Si son cadavre allait gratter à nos fenêtres ?
— Impossible, articula Dale d’une voix rauque, son père l’a fait incinérer.
— Tu en es certain ? demanda Kevin.
— Oui...
Mike revint au centre du cercle et s’accroupit.
— Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ? murmura-t-il.
Dale rompit le silence qui suivit cette question :
— Je crois que Duane avait découvert pas mal de choses, c’est pour ça qu’il voulait qu’on se voie ce samedi-là.
Harlen s’éclaircit la gorge.
— Mais il est...
— Oui, mais rappelez-vous, il était toujours en train de griffonner.
Mike claqua des doigts et s’écria :
— Ses carnets bien sûr, mais comment les récupérer ?
— Allons-y tout de suite, proposa Cordie, il n’est même pas 10 heures !
Tous refusèrent d’y aller le soir même pour des motifs parfaitement valables : Mike devait veiller sur Memo ; la mère d’Harlen allait le scalper s’il rentrait tard alors qu’il l’avait obligée à rester à la maison, le couvre-feu était sonné depuis longtemps chez Kevin, et Dale était encore considéré comme malade. Mais personne ne donna la véritable raison de ce refus unanime : il faisait nuit.
— Bande de trouillards ! lança dédaigneusement Cordie.
— On ira demain matin tôt, à 8 heures au plus tard, dit Dale.
— Tous ? demanda Harlen.
— Pourquoi pas ? Il se peut qu’ils hésitent à nous attaquer s’ils nous voient ensemble. Jusqu’à maintenant, ils s’en sont toujours pris à nous lorsque nous étions seuls. Regardez Duane.
— A moins qu’ils n’attendent de nous trouver tous ensemble pour nous avoir d’un seul coup !
Ce fut Mike qui trancha :
— Allons-y tous ensemble demain matin, mais un seul entrera dans la ferme. Les autres monteront la garde et interviendront si besoin est.
Le trajet jusqu’à la ferme les inquiétait aussi un peu, mais Mike proposa une stratégie au cas où le camion d’équarrissage surgirait : ils se diviseraient en deux groupes et s’enfuiraient dans les champs de chaque côté de la route.
— Duane était dans un champ, objecta Harlen, ils l’ont eu quand même.
Mais personne ne fit de meilleure proposition.
Cordie se racla la gorge et cracha sur le sol.
— Il y a encore autre chose...
— Quoi donc ?
— Je veux dire, une autre créature. Peut-être plus d’une, d’ailleurs...
— Quelle foutue ânerie es-tu encore en train de nous raconter, Cooke ? demanda Harlen.
Cordie remua un peu dans son fauteuil, et les deux canons de son fusil se trouvèrent comme par hasard pointés sur le garçon.
— Un peu de respect, hein ! Je veux dire... j’ai vu autre chose... quelque chose de long qui se déplaçait sur le sol près de la maison.
— Le soldat a disparu dans le sol, remarqua Mike.
— Ouais... ce truc était bien plus long qu’une personne... un peu comme un serpent...
— Sous le sol ? demanda Harlen.
— Ouais.
— Ces trous..., murmura Dale.
La possibilité qu’il y ait encore autre chose, une créature jamais vue, lui soulevait le cœur.
— C’est peut-être le truc qu’on a vu disparaître sous mon lit, suggéra Lawrence.
A ce moment-là, Dale commença à se sentir mal : comme si la conversation se déroulait très loin de lui, comme s’il écoutait à la porte d’un asile d’aliénés... dont il était l’un des pensionnaires.
— Alors, c’est décidé, conclut Mike. Rendez-vous demain pour aller ensemble chez Duane. On verra bien s’il a laissé des notes qui peuvent nous être utiles.
Aucun d’entre eux ne voulait rentrer seul dans le noir. Ils partirent donc tous ensemble, jusqu’à ce qu’un par un ils soient obligés de courir vers les lumières de leur véranda et de leur maison. A la fin, seule Cordie retourna chez elle dans l’obscurité.
De peur de se laisser distancer par les autres, Mike pédalait de toutes ses forces. Il avait beau être tôt, la journée était déjà chaude, le ciel sans nuages et de petits mirages vibraient sur le long ruban de route devant eux.
Mike était fatigué. Dès que sa mère s’était endormie, il était descendu voir Memo et avait passé la majeure partie de la nuit auprès d’elle. Il avait aspergé d’eau bénite le rebord de la fenêtre mais il n’était pas sûr qu’après évaporation le procédé reste efficace. Quoi qu’il en soit, cette nuit-là, personne n’était venu. Il n’avait été réveillé qu’une fois, par un bruit sous la maison, qui pouvait être un grincement normal dans une vieille bâtisse. Les cigales et les criquets n’avaient pas interrompu leur concert, et Mike s’était souvenu qu’avant la venue du soldat l’autre nuit, le silence était absolu.
Bâillant à se décrocher la mâchoire, il avait effectué sa tournée de journaux, puis il était passé au presbytère prendre des nouvelles du père avant la messe. Mais ce jour-là, il n’y avait pas eu d’office. Mme McCafferty avait fait signe au garçon de se taire et l’avait entraîné sur les marches de derrière pour lui parler sans témoin. Le prêtre était très malade. Le Dr Staffney avait prescrit un repos total et, s’il n’allait pas mieux le lendemain, il faudrait l’hospitaliser. Pour l’instant, avait expliqué la gouvernante, le prêtre de St. Bonaventure à Oak Hill avait accepté de venir dire la messe le mercredi matin. Mike serait gentil d’avertir les paroissiens.
Mike avait insisté pour voir le prêtre : c’était extrêmement urgent et important. Mais Mme McCafferty ne s’était pas laissé attendrir. Peut-être le soir, s’il se sentait mieux.
Mike était resté à l’église assez longtemps pour avertir la demi-douzaine de paroissiens âgés et pour faire le plein d’eau bénite (il avait apporté sa gourde), puis il avait rejoint les autres.
La perspective d’aller à la ferme des McBride ne l’enthousiasmait pas du tout, car il allait devoir passer près du cimetière. Mais par ce grand soleil et en présence des quatre autres, il lui était difficile de refuser. En outre, il était fort probable que Dale ait raison : Duane avait sûrement laissé des informations qui les aideraient.
A l’entrée du chemin menant à la ferme, les enfants cachèrent les bicyclettes dans un champ et continuèrent à pied jusqu’à la dernière rangée de maïs d’où, cachés derrière les tiges, ils observèrent la ferme. La maison était silencieuse. Ils ne virent pas le pick-up de M. McBride, et la grange renfermant la moissonneuse-batteuse et les autres outils agricoles était fermée par une chaîne et un gros cadenas.
— Il doit être parti boire un coup, chuchota Harlen.
Le trajet à bicyclette et la marche accroupi dans le maïs semblaient l’avoir épuisé. Il était blanc comme un linge, transpirait à grosses gouttes et grattait son plâtre toutes les deux minutes. Il faisait encore plus chaud maintenant.
— J’en jurerais pas, chuchota Mike. Tu me les prêtes ? ajouta-t-il en tendant la main vers Kevin qui avait apporté des jumelles.
— J’ai soif ! siffla Harlen, et il prit la gourde accrochée à l’épaule de Mike.
O’Rourke le repoussa.
— Lawrence a une bouteille d’eau, demande-lui !
— Egoïste !
Il fit signe à Lawrence, mais Dale lui passa sa propre gourde.
— Je ne vois rien, dit Mike en rendant les jumelles à Kevin. Mais il y a de fortes chances pour qu’il soit à l’intérieur.
Dale récupéra sa bouteille et but une gorgée avant de déclarer :
— J’y vais !
— On y va tous ! protesta Mike.
— Non. Il vaut mieux que j’y aille seul. Et s’il y a un problème, je veux que vous soyez prêts à venir à mon secours.
— Compte sur moi ! murmura Harlen en sortant un petit pistolet des profondeurs de son écharpe.
— Waou ! s’extasia Dale. C’est un vrai ?
— Chouette ! murmura Lawrence en se penchant vers l’arme.
— Range ça ! ordonna Mike.
Harlen protesta :
— Fous-moi la paix !
Mais il rangea son arme.
— Bien sûr que c’est un vrai ! D’ailleurs, on devrait tous avoir un truc comme ça, ajouta-t-il. Les autres ne considèrent pas ça comme un jeu, apparemment...
— On en reparlera, répondit Mike. Vas-y, Dale, on monte la garde.
Dale trouva bien longs les trente mètres qui séparaient le champ de la maison. Il ne voyait le pick-up nulle part, mais il avait l’impression d’être observé.
Il frappa à la porte de derrière, comme il l’avait fait à chacune de ses visites à Duane. Il s’attendait presque à entendre Witt aboyer et à voir Duane sortir à son tour, en remontant son pantalon de velours et ses lunettes…
Personne ne répondit. La porte n’était pas fermée à clé. Le garçon hésita un instant, puis ouvrit la porte de la moustiquaire qui grinça abominablement.
La cuisine était sombre mais chaude, d’une chaleur qui semblait remplir tout l’espace. Elle sentait le renfermé et les ordures. La paillasse et l’évier étaient encombré d’assiettes sales, la table n’avait pas été débarrassée depuis des jours et des jours.
Dale traversa la pièce sur la pointe des pieds. La maison était silencieuse et avait un air d’abandon qui renforça son impression première : M. McBride n’était pas chez lui. Il s’arrêta pour jeter un coup d’œil à la salle à manger avant de descendre dans le sous-sol de Duane.
Une forme sombre, assise sur une chaise près de la table de la salle à manger devenue établi, tenait quelque chose. Dale aperçut un canon de fusil pointé dans sa direction. L’enfant s’immobilisa, le cœur battant.
— Qu’est-ce que tu veux, gamin ?
C’était la voix de M. McBride – une voix lente, pâteuse, dépourvue de toute intonation –, mais c’était bien la sienne.
— Je vous demande pardon, réussit-il à articuler, je pensais que vous étiez sorti... Je veux dire... j’ai frappé...
Maintenant que ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, il reconnaissait bien M. McBride, en maillot de corps et pantalon de toile, les épaules tombantes, comme chargées d’un lourd fardeau.
Des bouteilles s’entassaient sur la table et sur le sol. L’arme était un fusil à pompe, et le canon ne tremblait pas.
— Qu’est-ce que tu veux, gamin ?
Dale envisagea un ou deux mensonges et y renonça.
— Je suis venu voir si Duane avait laissé un carnet.
— Pourquoi ?
— Je crois que Duane savait quelque chose qui pourrait nous aider à découvrir qui... qui l’a tué.
— Qui ça, nous ?
— Moi et d’autres garçons... ses copains..., réussit-il à articuler.
Il distinguait clairement le visage de son interlocuteur maintenant. Il était dans un triste état, bien pire que lorsque sa famille était venue lui apporter à manger deux semaines plus tôt. Les poils gris le faisaient ressembler à un vieillard, avec des joues, un nez couperosés et des yeux presque invisibles tant ils étaient enfoncés dans leurs orbites. Il empestait le whisky et la transpiration.
— Tu crois que quelqu’un a tué mon Duane ? demanda-t-il d’un ton de défi, le fusil toujours braqué sur le visage de son visiteur.
— Ouais...
Dale avait l’impression que d’un instant à l’autre ses genoux allaient cesser de le porter. M. McBride abaissa son arme.
— A part moi, tu es bien le seul à penser ça, gamin ! (Il prit une des bouteilles sur la table et avala une rasade.) Je l’ai dit à cet enfoiré de Barney, à la police d’Oak Hill, au shérif... enfin, à tous ceux qui voulaient bien m’écouter. Sauf qu’en fait, personne voulait m’écouter.
Il leva la bouteille, la vida, la jeta sur le sol, rota et continua :
— J’leur ai dit de demander à cette ordure de Congden... Il a volé la voiture d’Art et il a enlevé les portières pour qu’on voie pas les traces de peinture rouge.
Dale ne voyait pas du tout de quoi parlait McBride, mais il n’avait pas l’intention de l’interrompre pour poser des questions.
— J’leur ai dit de demander à Congden qui a tué mon garçon... (Il fouilla parmi les bouteilles, finit par en trouver une pas tout à fait vide et but une lampée.) J’leur ai dit que Congden aurait des révélations à leur faire sur la mort de mon garçon... Y ont répondu que Duane avait l’esprit dérangé par l’accident d’Art... Tu sais que mon frère est mort, gamin ?
— Oui, m’sieur.
— L’ont tué, lui aussi. Lui en premier. Après ils ont tué mon garçon, ils ont tué mon Duane.
Il leva le fusil, comme s’il avait oublié qu’il était posé sur ses genoux, le tapota et regarda Dale en plissant les yeux.
— Comment tu t’appelles, gamin ?
— Dale.
— Ah oui, tu es déjà venu ici jouer avec Duanie, hein ? Et toi, tu sais qui a tué mon garçon ?
Il l’appelait Duanie ?
— Non, monsieur.
J’en suis pas sûr. Pas tant que je n’ai pas vu les carnets de Duane.
M. McBride vida un autre fond de bouteille.
— J’leur ai dit d’aller demander à ce foutu Congden, ce shérif à la noix ! Mais personne n’a rencontré Congden depuis le jour de la mort de mon garçon, et ils voient pas ce que j’pourrais avoir à leur dire sur Duane. Parce qu’ils pensent que c’est moi qui ai tué cette ordure, ces foutus crétins de salauds !
Il chercha sur la table, renversa quelques bouteilles, mais elles étaient toutes vides. Il se leva, tituba jusqu’au sofa contre le mur, fit tomber les objets qui l’encombraient et s’affala dessus, le fusil en travers des genoux.
— Mais j’aurais dû le tuer ! J’aurais dû l’obliger à dire ce qu’il avait fait à Art et à mon garçon, et puis après le tuer ! (Il s’assit d’un bond.) Qu’est-ce que tu as dit que tu voulais, déjà ? Duane n’est pas là...
Dale sentit un frisson lui parcourir le dos.
— Oui, m’sieur, je le sais bien. Je suis venu chercher un carnet de Duane, ou peut-être plusieurs. Il y avait quelque chose pour moi, dedans.
M. McBride hocha la tête et s’accrocha au dossier du sofa pour éviter de tomber.
— Non. Il écrivait juste des idées pour ses histoires, dans ses carnets. C’était ni pour toi ni pour moi...
Il posa la tête sur le bras du sofa et murmura :
— J’aurais peut-être pas dû refuser de prévenir les gens pour ses obsèques. Ça a été si facile d’oublier qu’il avait ses copains.
— Oui, m’sieur.
— Je savais pas trop où répandre ses cendres, poursuivit-il d’une voix de somnambule. On appelle ça des cendres, mais il y a encore des bouts d’os, dedans. Tu savais ça, toi, gamin ?
— Non, m’sieur.
— Alors, j’en ai répandu une partie dans la rivière, avec celles d’Art... Duanie aurait été d’accord, je pense... Et puis j’ai dispersé le reste dans le champ où il jouait avec Witt. Là où on a enterré le chien.
McBride ouvrit les yeux et regarda fixement Dale.
— Tu crois que j’ai eu tort de les mettre à deux endroits différents, gamin ?
Dale déglutit. Il avait la gorge si serrée qu’il arrivait à peine à articuler :
— Non, m’sieur.
— Moi non plus !
Le voyant refermer les yeux, Dale insista.
— Je peux les voir, m’sieur ?
— Quoi, gamin ?
La voix était lointaine, endormie.
— Les carnets de Duane, ceux dont on parlait.
— Pas pu les trouver, bafouilla McBride sans ouvrir les yeux. J’ai cherché en bas... partout... j’ai pas pu trouver les carnets de mon Duane... La foutue porte de la Cadillac non plus !
Dale attendit une minute, entendit la respiration de l’ivrogne devenir un ronflement et fit un pas vers l’escalier. McBride arma son fusil.
— Va t’en, gamin, marmonna-t-il. Sors d’ici !
Dale jeta un coup d’œil à cet escalier, si près de lui.
— Oui, m’sieur.
Il sortit par la porte de la cuisine, descendit l’allée sur une trentaine de mètres, plongea derrière les ormes et entra dans le champ. Il ne pensait pas que McBride s’était donné la peine d’aller à la cuisine pour le regarder partir. Il coupa à travers le maïs et finit par tomber sur Mike et les autres.
— Seigneur, siffla Harlen, qu’est-ce que tu fabriquais ?
Dale le leur raconta. Mike soupira et s’allongea sur le dos pour regarder le ciel.
— C’est râpé pour aujourd’hui, alors. Il n’ira sûrement pas en ville avant ce soir, maintenant.
— Non, c’est pas râpé, j’y retourne, dit Dale.
La fenêtre était moins large que Dale ne l’avait imaginé et, en s’introduisant dans le sous-sol, il déchira son tee-shirt et s’érafla le dos.
L’établi de fortune sous la fenêtre (la maison en semblait pleine) grinça sous son poids lorsqu’il y posa le pied.
En bas, il faisait bien plus frais que dehors, et ça sentait comme dans tous les sous-sols : de faibles relents de moisi, de détergent, d’égout, de sciure de bois, de ciment et d’ozone, sans doute à cause des radios et des pièces d’appareils électriques posées sur toutes les surfaces disponibles.
Dale était déjà descendu dans l’antre de Duane et savait qu’il était arrivé dans la partie où se trouvaient la douche et la laverie. La « chambre » de Duane était située près de l’escalier. C’est bien ma chance ! Le plus près de son père et le plus loin de la petite fenêtre !
Il traversa la pièce du fond sur la pointe des pieds et s’arrêta près de la porte ouverte en bas des marches pour écouter. Pas un bruit ne venait d’en haut ou des escaliers. Il aurait quand même préféré que cette fichue porte soit fermée.
Il faisait plus sombre dans la « chambre » de Duane : elle n’avait pas de fenêtre. Un vrai piège à rats ! Entre l’ampoule centrale munie d’un cordon, la lampe de chevet et la lampe à contrepoids au-dessus de la grande table près du lit, ce n’étaient pas les lumières qui manquaient. Mais Dale ne pouvait en allumer aucune, car la lumière se serait vue d’en haut. Il ne verra rien, s’il dort ! Mais s’il ne dort pas il la verra, et il a un fusil... Le moindre bruit peut attirer son attention.
Le souffle court, Dale se blottit près du lit pour attendre que ses yeux s’habituent à l’obscurité presque totale. Et si quelque chose sort de dessous le lit ? un bras blanc... ? Duane ! Duane avec le visage gonflé et livide, comme Tubby, ou bien tout déchiqueté, comme l’a raconté Digger ?
Il s’obligea à chasser ce genre de pensées. Le lit était fait et, sa vue s’étant adaptée, il distinguait même les raies en relief du dessus-de-lit.
Il y avait des livres partout : sur des étagères de fortune, sur le cosy, sur le bureau, des cartons pleins de volumes sous le bureau, et même une rangée de livres de poche sur le rebord en ciment qui courait tout autour de la pièce.
Les postes de radio étaient presque aussi nombreux, depuis le minuscule poste à transistors jusqu’à un vieux meuble radio à peine moins haut que Dale, entre le lit et la table.
Dale commença à inspecter les étagères et les cartons. Il se souvenait bien des carnets de Duane, toujours à spirale, parfois aussi grands que des cahiers, mais le plus souvent d’un format plus petit. Ils devaient bien être quelque part.
Sur le bureau se trouvaient plusieurs blocs-notes, des tasses pleines de crayons et de stylos, une rame de papier pour machine à écrire et une vieille Smith-Corona. Mais pas de carnets. Dale se glissa sans bruit jusqu’au lit, passa la main sous le matelas, secoua les oreillers. Rien.
Il ouvrit le placard et reconnut au toucher les chemises de flanelle et plusieurs pantalons. Il se sentait de plus en plus coupable de fouiller dans les affaires de son ami mort, quand son genou effleura une des tables basses près du lit. Une pile de livres tomba sur le sol et Dale, pétrifié, arrêta de respirer.
— Qui est là ?
La voix de McBride, toujours pâteuse et confuse, semblait venir du haut de l’escalier.
— Qui est là, bon Dieu ?
Au-dessus de sa tête, des pas pesants allèrent de la salle à manger à l’étroit couloir puis à la cuisine d’où partait l’escalier. Dale regarda le long sous-sol au bout duquel brillait la petite fenêtre. Il n’aurait pas le temps d’y arriver, encore moins de l’escalader pour sortir.
McBride venait de se réveiller d’un court somme d’ivrogne et avait sans doute complètement oublié la visite de Dale. Pour lui, le garçon ne serait qu’une forme sombre dans le sous-sol obscur. Dale avait déjà le dos qui le démangeait en pensant à la décharge de plomb qui allait lui transpercer la moelle épinière.
Des pas dans le couloir au-dessus de lui.
— Je descends, bon Dieu ! Je t’aurai, va !
Des pas sur les premières marches.
Sous le lit ? Non, ce sera le premier endroit où il regardera. Il lui restait à peu près dix secondes.
Dale se souvint soudain de leurs jeux avec le meuble-radio du poulailler de Mike. McBride était déjà au milieu de l’escalier quand il bondit par-dessus le lit, écarta le meuble-radio du mur et se glissa dedans. Il le repoussa juste au moment où le père de Duane arriva en bas des marches.
— Je te vois, bon Dieu ! s’écria férocement le malheureux. Tu crois que tu vas m’avoir comme t’as eu mon frère et mon garçon, hein ?
Il tituba jusqu’au centre de la pièce. Une corde à linge était tendue par là, quelque chose la heurta et la fit vibrer (le canon du fusil, peut-être), puis des jurons accompagnèrent les efforts de McBride pour l’arracher.
— Sors de là, crapule !
Le meuble-radio n’était pas aussi creux que celui du poulailler de Mike, mais il y avait assez de place pour que Dale puisse se recroqueviller au fond. Il se cacha le visage dans les mains, essayant de ne faire aucun bruit, imaginant le fusil braqué sur lui à moins de deux mètres.
— Je te vois ! cria le père de son copain.
Mais les pas s’éloignèrent vers une autre partie du sous-sol.
— Je sais qu’il y a quelqu’un, bon Dieu ! Sors d’ici tout de suite !
Il ne peut pas me voir ! Quelque chose de pointu lui entrait dans le dos, et une espèce d’étagère à l’intérieur lui écrasait l’épaule. Mais il n’allait certainement pas bouger d’un millimètre pour améliorer sa position.
Les pas revinrent vers la « chambre », lentement, semblables à ceux d’un guetteur, du mur le plus éloigné jusqu’au pied de l’escalier en passant par le placard, puis vers le bureau, à moins d’un mètre du meuble-radio.
McBride se baissa lourdement, releva le dessus-de-lit, passa le canon du fusil sous le lit. Puis il se leva, touchant presque le meuble-radio, assez près pour que Dale reconnaisse son odeur. Et s’il sent la mienne ?
Il y eut un long silence, si profond que Dale était sûr que ce pauvre homme à demi fou entendait son cœur battre derrière la mince paroi du meuble-radio. Il faillit pousser un cri en entendant McBride demander d’une voix cassée :
— Duanie ? Duanie, c’est toi, fiston ?
Après une éternité, les pas lourds, encore plus lourds maintenant, retournèrent vers l’escalier, s’arrêtèrent, remontèrent les marches. Un fracas de verre cassé retentit dans la salle à manger, des bouteilles éclatèrent sur le sol. Des pas, de nouveau... La porte de la cuisine claqua et, un instant plus tard, un moteur toussa derrière la maison, des pneus crissèrent sur le gravier, le pick-up tourna dans l’allée.
Dale attendit encore quatre ou cinq minutes, le dos et le cou presque paralysés par les crampes, mais il voulait être sûr que le silence n’était pas un piège. Enfin, il repoussa le meuble-radio et sortit à quatre pattes en frottant son épaule endolorie.
Toujours à quatre pattes, il s’arrêta près du lit et tira davantage le meuble-radio. Il y avait juste assez de lumière pour qu’il puisse apercevoir les carnets à spirale empilés sur l’étagère, plusieurs douzaines de carnets. En se penchant par-dessus le lit ou la table, il était très facile de les glisser là.
Dale enleva son tee-shirt pour en envelopper sa découverte et ressortit par la petite fenêtre. Il aurait été plus simple de monter les escaliers et de sortir par la porte de la cuisine, mais il n’était pas certain que McBride soit parti loin.
Il se dirigeait vers l’endroit où il avait laissé les autres quand une demi-douzaine de bras sortirent du maïs et l’attirèrent vers eux. Il trébucha. Une main crasseuse lui couvrit la bouche.
— Seigneur, chuchota Mike, on pensait qu’il t’avait tué. Lâche-le, Harlen !
Jim retira sa main. Dale cracha et essuya sa lèvre couverte de sang.
— Pourquoi tu as fait ça, espèce d’enfoiré ?
Harlen lui lança un regard furibond mais ne répondit pas.
— Tu les as ! s’écria Lawrence en ramassant le paquet de carnets.
Les enfants commencèrent à les feuilleter.
— Merde ! cria Harlen.
— Dis donc, fit Kevin en regardant Dale, tu comprends ça, toi ?
Dale secoua la tête. Les carnets étaient couverts d’étranges signes, de griffonnages avec des boucles, des tirets, des enjolivures diverses. C’était soit un code indéchiffrable, soit du martien.
— On est baisés ! dit Harlen. Allez, rentrons.
— Attendez ! lança Mike en examinant un des carnets avec un petit sourire. Ça me rappelle quelque chose !
— Tu sais lire ça ? demanda Lawrence, émerveillé.
— Non... je ne sais pas le lire, mais je connais.
Dale se pencha.
— Tu peux déchiffrer ce code ?
— C’est pas un code. Mon idiote de sœur, Peggy, a suivi un cours de ce truc, c’est de la sténo, vous savez bien, l’écriture rapide dont se servent les secrétaires.
Les autres poussèrent un Hourrah ! et des cris de joie. Kevin fut le premier à revenir sur terre et à leur dire de se taire. Ils rangèrent les carnets dans le sac à dos de Lawrence avec autant de précautions que s’ils manipulaient des œufs, puis ils coururent à demi courbés jusqu’à leurs bicyclettes.
Bien avant d’arriver à Jubilee College Road, Dale, malgré son hâle, sentait déjà le soleil lui brûler le cou et les bras. Au loin, le château d’eau tremblotait comme si la ville entière n’était qu’une illusion, un mirage sur le point de disparaître.
Ils étaient à mi-chemin lorsque, derrière eux, un nuage de poussière s’éleva de la route : un camion se rapprochait à vive allure.
Mike fit un geste. Harlen, Kevin et lui traversèrent la route, les autres restèrent du même côté. Ils passèrent le fossé, laissèrent tomber leurs vélos et se tinrent prêts à sauter dans le champ par-dessus la clôture.
Le camion ralentit, la cabine sombre paraissait vibrer dans la chaleur de la route. Le conducteur les regarda d’un air intrigué, s’arrêta, recula.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? demanda le père de Kevin du haut de la cabine de son camion de laitier. Qu’est-ce que vous avez encore inventé ?
La longue citerne d’acier inoxydable brillait d’un éclat presque insoutenable. Kevin eut un sourire contraint et esquissa un geste en direction du bourg.
— Du vélo, c’est tout !
Son père regarda en clignant les yeux les enfants perchés sur la clôture, comme des hirondelles prêtes à s’envoler vers des cieux plus cléments.
— Dépêche-toi de rentrer, je voudrais que tu m’aides à nettoyer la citerne, et cet après-midi ta mère compte sur toi pour désherber le jardin.
Kevin fit le salut militaire.
— Bien, mon commandant !
Son père fronça les sourcils, passa en première, et le camion disparut dans un nuage de poussière. Les garçons attendirent quelques instants sur la route, cramponnés à leurs bicyclettes, avant de remonter en selle. Dale se demanda si les autres aussi avaient les jambes en coton. Ils passèrent au poulailler, puis se dispersèrent pour aller déjeuner et accomplir leurs tâches respectives.
Ce fut Mike qui garda les carnets. Sa sœur avait conservé ses manuels de sténo : il promit de les trouver et de commencer à déchiffrer le code de Duane. Il passa voir Memo, trouva les livres de Peg dans sa chambre, à côté de son idiot de journal intime, et les emporta dans le poulailler.
Dale le rejoignit après le repas, et tous deux commencèrent par vérifier qu’il s’agissait bien de sténo. Ils essayèrent de déchiffrer une ligne ou deux, ce qui leur parut assez difficile au début, puis ils s’habituèrent. Les signes de Duane n’étaient pas exactement semblables à ceux du manuel, mais pas trop différents non plus. Mike retourna chez lui chercher un bloc-notes, des crayons et ils travaillèrent en silence.
Six heures plus tard, quand Mme O’Rourke appela son fils pour le dîner, Mike et Dale étaient toujours attelés à la tâche.